Manitoba, Minnesota. Drame au lac des Bois

lac des bois coucher du soleil
Coucher du Soleil au lac des Bois, à Zippel Bay, Minnesota (auteur Tony Webster, licence CC BY-SA 2.0)
lac des bois frontières
© 2003 Wikipédia (licence CC BY-SA 3.0)

Traversé par la frontière entre le Canada et les Etats-Unis, le pittoresque lac des Bois déploie ses 4350 km2 entre sa rive sud, régulière et sablonneuse, et les innombrables îles boisées et chenaux de sa rive nord granitique. Il est alimenté par la rivière à la pluie, sur sa rive sud, et se déverse dans la turbulente rivière Winnipeg, à Kenora (Ontario), sur sa rive nord, qui conduit au lac Winnipeg (Manitoba). Aujourd’hui exploité pour son potentiel touristique, le lac des Bois constituait, jusqu’au 19e siècle, une étape incontournable de la route des voyageurs de la traite des fourrures vers l’Ouest canadien. En 1732, c’est un lac des Bois encore inconnu des Européens que découvrent Pierre Gaultier de La Vérendrye et ses fils. La région connaissait un état de guerre chronique unissant les Cris et les Assiniboines, fidèles alliés des Français, contre les Sioux et les Saulteux, pourtant aussi alliés des Français. Quatre ans plus tard, malgré ses efforts intenses pour apaiser les conflits, La Vérendrye est frappé personnellement par un terrible drame au lac des Bois, dont le Manitoba et le Minnesota ont conservé précieusement la mémoire. Comment un tel épisode sanglant, bien qu’exceptionnel à cette époque, a-t-il pu se produire ? Revenons à la fin du printemps 1732…

La chasse ou la guerre

Arrivé au lac des Bois, La Vérendrye fait construire le fort Saint-Charles, sur ce qui est aujourd’hui la petite île Magnuson, au Minnesota. Situé sur un territoire fréquenté par les Cris[1] et les Assiniboines[2], ce fort palissadé va lui servir de quartier général pour les explorations suivantes et l’organisation de la traite des fourrures. L’endroit semble en effet réunir les meilleures conditions. La terre est propice aux semences[3], la chasse et la pêche sont abondantes et la cueillette du riz sauvage[4] procure la précieuse nourriture de base des Autochtones. Mais La Vérendrye se heurte très vite aux intérêts propres de ses partenaires amérindiens, autant chasseurs que belliqueux…

rivières nord-ouest amérindiens
Localisation des rivières empruntées par les peuples amérindiens (auteur présumé Kmusser, licence CC BY-SA 2.5)

Que veulent les Cris ? Assurément, le voyage jusqu’aux postes de traite des Anglais de la baie d’Hudson est long et pénible. Les Cris insistent pour que La Vérendrye construise un poste de traite fortifié facile d’accès, au cœur de leur pays, au lac Winnipeg. Les Assiniboines formulent une requête similaire. Ces deux peuples n’ignorent pas que leur animosité envers les Sioux[5] et les Saulteux[6] est susceptible de nuire gravement aux intérêts commerciaux des Français. C’est donc fort logiquement que La Vérendrye pose ses conditions pour satisfaire leurs demandes et leur fournir ce dont ils ont besoin[7]. Non seulement ils doivent s’abstenir de livrer leurs fourrures aux Anglais mais aussi d’entrer en conflit avec leurs rivaux, dont ils convoitent le territoire et les ressources. Ce fragile équilibre ne va pas durer bien longtemps…

En mai 1734, La Vérendrye ne peut plus empêcher un parti de Cris d’entreprendre une expédition guerrière contre les Sioux. Il exhorte néanmoins les Cris à épargner les Sioux des Bois (Santis et Yanktons-Yanktonais), alliés des Français, pour se concentrer sur les Sioux des Prairies (Titons), encore inconnus des Français. Il consent aussi à armer les Cris et permet à son fils ainé, Jean-Baptiste, de les accompagner en qualité de simple conseiller, sans participer directement au combat. Que s’est-il passé ensuite ? On sait seulement que Jean-Baptiste a choisi très tôt d’abandonner ses alliés cris, mécontent que ceux-ci se soient entêtés à attaquer les Sioux des Bois. Il pouvait ainsi s’exonérer de toute vengeance des Sioux. C’est pourtant bien cet épisode guerrier qui servira d’explication officielle au drame qui va se nouer en juin 1736 au lac des Bois…

Sombre année 1736

route des roseaux
La Jemerais a été inhumé à l’embouchure de la rivière des Roseaux, près de Letellier, Manitoba (source Waymarking.com)

Comment ne pas évoquer au préalable la mort de Christophe Dufrost de La Jemerais, neveu et fidèle lieutenant de La Vérendrye. Parti malade du fort Maurepas[8], il meurt épuisé le 10 mai sur la route de retour au fort Saint-Charles, au bord de la rivière Rouge, à l’embouchure de la rivière des Roseaux (aujourd’hui Letellier, Manitoba). La route de la rivière des Roseaux, moins fréquentée mais plus navigable que celle de la rivière Winnipeg, permettait d’accéder au lac des Bois par sa rive sud-ouest, non loin de l’actuelle ville de Warroad (Minnesota). Le voyage fluvial à travers les prairies se terminait par un long portage de treize kilomètres pour franchir un grand marais. Cette importante route historique sera encore longtemps empruntée par les guerriers sioux des Prairies lors de leurs raids fréquents au lac des Bois contre les villages de Saulteux. La nouvelle de la mort de son neveu ne parvient cependant à La Vérendrye que le 2 juin. Au même moment, un drame encore plus terrible se prépare…

Le 3 juin, une centaine de guerriers sioux des Prairies dévalisent, près du lac des Bois, le marchand-voyageur René Bourassa en route vers Montréal. Bourassa ne doit la vie sauve qu’à l’intervention de son esclave siouse qu’il a toujours bien traitée. Le 5 juin, Jean-Baptiste La Vérendrye, le père jésuite Jean-Pierre Aulneau et dix-neuf engagés français quittent le fort Saint-Charles pour rejoindre le dépôt de Michilimackinac (Michigan). Le 6 juin, les mêmes guerriers sioux, cherchant en vain les Cris qui fréquentent le fort Saint-Charles, surprennent les vingt-et-un Français sur une île du lac des Bois (Ontario) et les massacrent jusqu’au dernier, après un combat acharné mais inégal. Ce terrible drame, dévastateur pour La Vérendrye (père), a bien failli mettre en péril toute l’entreprise de traite des fourrures et d’exploration. Mais comment l’interpréter ?

mémorial aulneau
Mémorial du père Aulneau, de J-B. La Vérendrye et de leurs dix-neuf compagnons, au cimetière de la cathédrale Saint-Boniface, Winnipeg (source Manitoba Historical Society)

Très vite, le gouverneur Beauharnois rend La Vérendrye responsable du drame, lui qui avait autorisé l’épisode guerrier de 1734 et permis à son fils aîné d’y participer. Mais les Sioux, en attaquant Bourassa, sous prétexte que les Français armaient les Cris, leurs ennemis, proclamaient surtout que « c’était la manière des guerriers de ne connaître personne sur leur chemin ». L’esclave siouse les avait alors incités, puisqu’ils voulaient en découdre, à se rendre au fort voisin, qu’ils n’auraient pourtant jamais osé attaquer de front, et elle le savait. Les Sioux n’ayant pas trouvé les Cris qu’ils cherchaient, la rencontre fortuite des vingt-et-un Français avait été pour eux une formidable aubaine. Comme l’explique Gilles Havard, « Dans les plaines, une expédition guerrière ne se met jamais en branle sans avoir été précédée de divers rituels (parade dans le village, divination, jeûne, automutilation…), et son succès se mesure au nombre de trophées ». Selon la loi des plaines, en s’en prenant au groupe de Français, les Sioux avaient évité l’humiliation suprême.

L’ironie du sort est que les Sioux des Prairies n’ont peut-être constaté qu’après coup la présence de Jean-Baptiste, le chef du groupe de Français. La découverte des corps a en effet révélé qu’ils avaient été traités avec honneur et respect, voire superstition. Ils étaient disposés en rond, les uns contre les autres, les têtes coupées des victimes enveloppées dans des robes de castor. Le corps de Jean-Baptiste était orné de jarretières et de poils de porc-épic. Quant au père Aulneau, les Sioux n’avaient sans doute pas osé changer la disposition de son corps au moment du massacre. Il avait celle d’un prêtre donnant l’absolution.

fort saint-charles
Les restes des victimes françaises du massacre du 6 juin 1736 ont été enterrés dans la chapelle du fort Saint-Charles (source Waymarking.com)

Documentation

Champagne, Antoine ; Les La Vérendrye et le poste de l’Ouest ; Les presses de l’Université Laval, Québec, 1968.

Havard, Gilles ; Histoire des coureurs de bois – Amérique du Nord 1600-1840, pages 434-435 ; Les Indes savantes, 2016.

Havard, Gilles ; L’Amérique fantôme – Les aventuriers francophones du nouveau monde (dont le glossaire des peuples autochtones) ; Flammarion, 2019.

Sites internet : Gouvernement du Manitoba (Direction des ressources historiques), Dictionnaire biographique du Canada, Encyclopédie canadienne.


[1] Les Cris, peuple de langue algonquienne, vivaient dans la zone subarctique, autour de la baie d’Hudson, ainsi que dans les plaines. La Vérendrye a rencontré des Cris des Plaines, présents au lac des Bois (Monsonis), au lac Winnipeg ou le long et au sud de la rivière Saskatchewan.

[2] Les Assiniboines, peuple des plaines de langue siouenne, amis des Cris, vivaient dans les vallées de la « basse » rivière Rouge et de la rivière Assiniboine, au contact des Cris.

[3] Comme le blé d’Inde (maïs) et les pois.

[4] Plante aquatique annuelle de 3 mètres (appelée « folle avoine » par les voyageurs), dont les grains mûrs sont cueillis en secouant les tiges au-dessus d’une barque.

[5] Les Sioux, peuple de langue siouenne, forment trois groupes distincts : les Santis et les Yanktons-Yanktonais à l’est (Dakotas) et les Titons à l’ouest (Lakotas). Leur territoire s’étendait de la région du lac des Mille Lacs (Minnesota) jusqu’au bassin de la « haute » rivière Missouri.

[6] Les Saulteux (ou Ojibwés, Chippewa), peuple de langue ojibwée (algonquienne), vivaient sur les rives du lac Supérieur ou plus à l’ouest et au nord, dans la Plaine et la zone subarctique.

[7] Marchandises de traite, dont les fusils, les munitions, le tabac, les haches, les couteaux…

[8] Il s’agit du premier poste de traite fortifié de ce nom, construit en juin 1734, le long de la rivière Rouge, non loin de son embouchure, pour desservir à la fois les Cris et les Assiniboines.