Manitoba. L’expérience mémorable du hameau de La Rochelle

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Chemin rural au sud-est du Manitoba (auteur Robert Geiger, licence CC BY 2.0)

Parmi la douzaine de lieux habités[1] portant le nom de La Rochelle ou Rochelle en Amérique du Nord, le hameau de La Rochelle (20 habitants), au sud de Winnipeg (Manitoba), est le seul situé au Canada, hors Québec. Si cette petite communauté agricole d’origine métisse et canadienne-française a tant d’intérêt ici, c’est qu’elle a vécu, dans les années 1890, une expérience agricole et industrielle mémorable. Les colons ont vu arriver deux gentilshommes français, accompagnés de leurs actionnaires et employés, qui ont acquis un terrain pour construire une fabrique de beurre promise à un brillant avenir. L’expérience française n’a pourtant duré qu’une douzaine d’années, mais elle a obtenu la reconnaissance internationale et largement contribué à la prospérité économique de la communauté. Voici un court récit de cet épisode passionnant dont l’un des deux grands animateurs est à l’origine du nom du hameau. On apprend ainsi que ce gentilhomme est issu d’une ancienne famille de la noblesse française qui a produit un célèbre aviateur et écrivain, disparu en mer en 1944…

Une reconnaissance internationale

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La rivière aux Rats à la sortie du réservoir de Saint-Malo, avant qu’elle reprenne son cours tortueux vers le nord-ouest jusqu’à la rivière Rouge, en passant par La Rochelle et Saint-Pierre-Jolys (auteur AJ Batac, licence CC BY 2.0)

En juin 1889, la fabrique de beurre flambant neuve est opérationnelle. Elle est située entre les villages de Saint-Malo et Saint-Pierre-Jolys, le long de la rivière aux Rats, au milieu des fermes du futur hameau de La Rochelle. C’est le curé de Saint-Pierre, le prêtre colonisateur Jean-Marie Jolys[2], qui a servi d’intermédiaire pour l’achat du terrain. Le principal animateur et dirigeant de la beurrerie, le comte Pascal Genty de la Borderie, né en France à Bellac (Limousin), est un homme de 53 ans sérieux et travailleur, au physique imposant. Son entreprise est manifestement dotée de capitaux importants. Il s’est entouré de nombreux collaborateurs venus de France, en particulier un jeune ingénieur de l’Ecole Centrale de Paris, Gabriel Henry, qui met très vite au point un dispositif innovant pour automatiser la production du beurre. A cette invention originale s’ajoute une vraie vision stratégique. La Borderie sait comment exploiter le formidable potentiel de production laitière des prairies du Manitoba…

Depuis mai 1887, le chemin de fer Canadien-Pacifique relie maintenant Winnipeg à Vancouver et les steamers de cette compagnie assurent même un service régulier et rapide depuis Vancouver jusqu’au Japon et en Chine. Mais personne n’a encore exporté le beurre canadien vers ces destinations lointaines qui constituent néanmoins des cibles extrêmement attractives pour les beurriers du Manitoba. La qualité de l’herbe des prairies procure en effet au lait des fermiers une grande richesse nutritive et un indéniable avantage compétitif. La Borderie et Henry réalisent alors une véritable prouesse technique qui leur vaudra une médaille d’or lors de l’exposition internationale de 1891 à Kingston, en Jamaïque. Ils produisent des boîtes spécialement conçues pour conserver le beurre et l’expédier sur les longues distances. Leur excellent beurre est ainsi exporté avec succès notamment au Japon, au Brésil et en Australie. En 1891, soit deux ans après la mise en opération de la beurrerie, la production de beurre a déjà plus que doublé, pour le plus grand bonheur des familles des environs…

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Bâtiment de l’exposition internationale de 1891 à Kingston, en Jamaïque, où La Borderie a présenté son innovation (auteur inconnu, domaine public)

Un centre de vie française actif et pittoresque s’est ainsi constitué, sous le nom de La Borderie, parmi la communauté des fermiers métis et canadiens-français. Les troupeaux, composés de vaches de races très différentes[3], sont bien peu homogènes, mais les conditions d’élevage et les rendements en beurre sont excellents. Comment peut-on imaginer qu’une telle harmonie prenne fin ? Intéressons-nous maintenant au second gentilhomme français à l’origine de cette aventure industrielle. Que faisait-il pendant tout ce temps ?

Comme des bateaux qui passent dans la nuit

Le comte de La Borderie avait un adjoint, le vicomte Henri de Saint-Exupéry, bien connu dans le monde catholique et monarchiste, dont on ignore cependant le rôle exact dans l’entreprise. Ce vicomte est bien à l’origine du nom du hameau, par son lien fort avec la ville de La Rochelle, en France, ce qui laisse peu de doute sur son identité réelle. Il s’agit à l’évidence de Henri de Saint-Exupéry, issu de la branche familiale dite de Saint-Amans, en Quercy, comme d’ailleurs Antoine de Saint-Exupéry, l’auteur du Petit Prince. Né le 8 septembre 1835 à La Rochelle (France), demeurant à Aytré, près de La Rochelle, Henri de Saint-Exupéry est un ancien négociant, marié à Sarah Blouquier de Trélan. Arrivé seul au Canada en 1886, il en repart définitivement en mai 1896 pour rentrer en France, sans doute pour se rendre au chevet de son épouse Sarah, qui mourra un an plus tard. Il abandonne alors la fabrique de beurre toujours aussi prospère. Mais le contexte a bien changé…

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Cité de Dawson en 1899, première capitale du Yukon créé en 1898 pour la ruée vers l’or, à la confluence du fleuve Yukon et de la rivière Klondike (auteur Asahel Curtis, domaine public)

Depuis 1895, une fabrique de lait condensé, la seule de ce type au Manitoba, a été adossée à la beurrerie, puis l’entreprise a pris la forme d’une société anonyme, la Manitoba Dairy Co. Le lait condensé est aussi exporté dans des boîtes spéciales pour alimenter les marchés lointains comme le Klondike (Yukon) et l’Alaska, au moment de la ruée vers l’or (1897 à 1899). On raconte toutefois que le lait ne se conservait pas toujours, si bien que des quantités considérables de boîtes de lait étaient renvoyées à la fabrique. Le comte de La Borderie n’avait peut-être pas l’envergure nécessaire pour gérer une telle entreprise, d’autant que souffrant d’une grave maladie, il avait déjà largement ralenti son activité. Transporté d’urgence à l’hôpital général de Winnipeg, il y décède le 1er octobre 1899. Malgré l’important soutien financier dont elle bénéficiait, pénalisée par des erreurs de gestion, l’entreprise n’a pas survécu longtemps à son fondateur, victime d’un incendie fatal.

L’établissement agricole et industriel La Borderie, qui avait donné son nom au hameau, prenait ainsi fin après une douzaine d’années de vie française particulièrement profitable aux fermiers du voisinage. Pourquoi le hameau n’a-t-il pas alors conservé le nom de son bienfaiteur ? Et surtout, pourquoi lui donner le nom de La Rochelle, en l’honneur du vicomte de Saint-Exupéry dont le rôle exact reste largement inconnu ? On sait pourtant qu’en 1897, avant le décès du comte de La Borderie, le hameau, désormais attaché à la paroisse de Saint-Malo fondée en 1892, portait déjà le nom de La Rochelle. Aujourd’hui, les habitants du hameau ne connaissent pas la raison précise de ce changement. Peut-être s’agit-il d’une question purement pratique. Le courrier qui arrivait à La Borderie pouvait se mélanger avec celui de La Broquerie, une communauté rurale toute proche, bien plus peuplée et dotée d’une paroisse depuis 1883. Finalement, plutôt que d’un immense gâchis, les habitants de La Rochelle ont préféré garder le souvenir, comme ils disent, « d’un intermède passionnant et pittoresque mais de très courte durée, semblable à des bateaux qui passent dans la nuit ».

Documentation

  • Articles de la presse locale : Le Manitoba (6 juin 1889, 15 juin 1892, 20 mai 1896), The Winnipeg Daily Tribune (3 octobre 1898), L’Echo du Manitoba (5 octobre 1899).
  • Bibliothèque et archives du Canada ; Certificats de terres et actes de ventes (Pascal Genty de la Borderie, Henri de Saint-Exupéry), novembre 1887 à février 1888 ; Bureaux et maîtres de poste (La Borderie puis La Rochelle).
  • Comité du livre centenaire de la paroisse de Saint-Malo, Manitoba (1892-1992) ; Saint-Malo, Dufrost, La Rochelle, à l’ombre de nos clochers ; Saint-Malo, 1994.
  • Etat des familles nobles de France pour l’année 1884, G. Richard et Cie, Paris.
  • Foursin, Pierre ; La colonisation française au Canada – Manitoba, Territoires du Nord-Ouest, Colombie anglaise ; Dawson, seconde édition revue et corrigée, Ottawa, 1893.
  • Frémont, Donatien ; Les Français dans l’Ouest canadien ; article dans le journal La Liberté et le Patriote, Winnipeg, 21 et 28 février 1958.
  • Revue Cosmos (sciences et applications) ; Les beurreries et fromageries du Manitoba ; édition du 30 septembre 1893, Paris.
  • Saint-Hilaire, Marc ; Le Poitou-Charentes dans la toponymie nord-américaine ; dans l’ouvrage collectif Champlain ou les portes du Nouveau Monde – Cinq siècles d’échanges entre le Centre-Ouest français et l’Amérique du Nord, p. 317-320 ; Geste éditions, 2004.
  • Site de généalogie Geneanet (Pascal Genty de la Borderie, Henri de Saint-Exupéry, Sarah Blouquier de Trélan).

[1] Ville, village, hameau ou canton.

[2] Le village de Saint-Pierre est connu sous le nom de Saint-Pierre-Jolys depuis 1922, en l’honneur de Jean-Marie Jolys, premier prêtre de la paroisse Saint-Pierre, qui a œuvré pour la colonisation de la région.

[3] Shorthorn (britannique), angus (britannique), normande…