Aquitaine. Le destin royal des vins de Bordeaux

Port Bordeaux
Le port de Bordeaux, vu du côté des Salinières, qui a permis l’exportation du vin (Artiste Joseph Vernet, 1758, Musée national de la Marine, domaine public)

Le XVIIIe siècle, siècle des lumières, est aussi le grand siècle de Bordeaux qui exportait ses vins largement en Europe, aux Antilles françaises et, jusqu’à la guerre de Sept Ans, au Canada. C’est surtout celui où sont nés les grands vins et, simultanément, s’est accrue la demande populaire de vin rouge à bon marché qui « donne des forces ». Inquiètes de la dégradation de certains vignobles, comme le vignoble parisien, qui se convertissaient à la viticulture populaire, les élites ont su réagir pour produire les meilleurs vins à partir des meilleurs terroirs. Toutefois, contrairement aux grands vins de Bourgogne et de Champagne, le roi de France a longtemps ignoré à Versailles les grands vins de Bordeaux. Cette situation était d’autant plus incompréhensible que depuis le début du siècle, l’aristocratie anglaise en faisait ses vins préférés et les élites du Canada en offraient à leur table. Le roi craignait-il les conditions de transport en mer qui peuvent dégrader la qualité du vin ? Et si, en réalité, sa conversion aux vins de Bordeaux était due à un simple concours de circonstances ?

Grappes raisins
Image Pixabay, libre de droits

Au XVIIIe siècle, toutes sortes de vins de table, ou vins « ordinaires » (c’est-à-dire en dehors des vins liquoreux et mousseux), se chargeaient dans le port de Bordeaux. Ils provenaient, pour la plupart, de la sénéchaussée (circonscription) de Bordeaux, les autres de territoires plus lointains (comme le Languedoc, le Quercy ou Cahors). Examinons plus en détail la destination des vins de Bordeaux (blanc ou rouge, grands vins) expédiés en Europe, d’après un document des années 1740.

La plupart des pays achètent des vins de différentes qualités à des prix modérés, tout comme, dans le royaume, la Bretagne et les ports de Dunkerque, de Boulogne, du Havre et de Rouen. Les grands vins des Graves et du Médoc sont vendus plus cher en Irlande, en Ecosse, à Londres, à Hambourg et en Hollande. Londres achète les grands vins les plus chers. A l’inverse, le port de Rouen ne joue qu’un rôle marginal dans l’importation des vins de Bordeaux. Comme le précise Marcel Lachiver, « Il ne reçoit plus que pour ses besoins propres, il n’est même pas un centre de redistribution vers l’intérieur, Paris ne prenant pour ainsi dire aucune part dans la consommation des vins de Bordeaux. ». La cause est donc entendue. Ils ne sont pas (encore) jugés dignes de la cour du roi à Versailles.

Noir et fort pour le voyage

Fut bourguignon Barrique bordelaise
Fût bourguignon à gauche (228 litres) et barrique bordelaise à droite (225 litres), pour la conservation et le transport du vin (auteur Olivier Colas, licence CC BY-SA 4.0)

Revenons au Canada. Au XVIIIe siècle, le vin constitue un produit de consommation courante, davantage en ville qu’à la campagne, plutôt destiné à l’élite sociale et économique et aux cabarets. Les vins de table les plus recherchés proviennent en majorité du Bordelais, où ils peuvent bénéficier des meilleures pratiques de vinification et de conservation. Ces vins se sont progressivement imposés au détriment des vins dits de La Rochelle, provenant de l’Aunis, de la Saintonge et de l’Angoumois, qui étaient encore en vogue au siècle précédent…

En effet, supportant mal le transport, les vins de La Rochelle devenaient aigres une fois en perce dans la barrique. Comme le souligne Marc Lafrance, « Les consommateurs les trouvent « louches », trop faibles, même additionnés d’eau-de-vie afin de les préparer pour le voyage, selon l’usage courant. ». Les temps ont bien changé. Les Canadiens préfèrent consommer, comme les Français, le vin rouge « qui tâche la nappe » et les marchands importer des vins de cinq à six ans, qui se bonifient au cours du temps…

Assurément les vins de Bordeaux se bonifient en vieillissant et tiennent mieux la mer. Dans la gamme des vins importés, les vins rouges de Palus, issus des basses rives de la Garonne et de la Dordogne, étaient les plus adaptés aux expéditions lointaines, comme les Antilles ou le Canada. Appelés « vins de cargaison », de couleur très foncée, ils prenaient de la force en voyageant en mer. Pour les expéditions en Europe, les vins du Bordelais étaient de nature plus variée et, pour les meilleurs d’entre eux, adoptés depuis longtemps par les fins connaisseurs de l’aristocratie anglaise.

Digestif pour la santé du roi

Château Carbonnieux
La cour intérieure du château Carbonnieux, grand cru classé des Graves, Pessac-Léognan, au-dessus de laquelle s’élève le pacanier planté par Thomas Jefferson en 1787 (auteur Chlescuyer, licence CC BY-SA 3.0)

Depuis le début du XVIIIe siècle, ce sont les quatre grands vins des Graves et du Médoc que les aristocrates anglais appréciaient le plus et payaient le plus cher, parmi les vins français et étrangers qui composaient leur cave. Dès 1723, un négociant anglais qualifiait de crus supérieurs ces « quatre crus de première qualité », comme les désignera Thomas Jefferson lors de sa visite à Bordeaux en mai 1787 : château Haut-Brion (Graves), châteaux Margaux, Lafite et Latour (Médoc). A Québec, en 1718 déjà, des premiers crus des Graves étaient vendus deux fois plus cher que les autres vins rouges. Le roi de France pouvait difficilement ignorer très longtemps ces indiscutables succès internationaux…

Château Lafite Rothschild
Le château Lafite-Rothschild, premier cru classé du Médoc, Pauillac, dont le propriétaire au XVIIIe siècle était le marquis Nicolas-Alexandre de Ségur (auteur PA, licence CC BY-SA 4.0)

Face aux préjugés royaux, le vin de Bordeaux ne manquait pas d’ardents promoteurs à la cour de Versailles, en premier lieu le marquis de Ségur, propriétaire d’un hôtel particulier à Paris, place Vendôme. Président à mortier[1] au Parlement de Bordeaux, il était aussi propriétaire des deux châteaux Lafite et Latour, surnommé le « prince des vignes », sans doute par le roi lui-même. Le roi a-t-il pour autant apprécié ses vins ? Nul ne le sait. C’est au duc de Richelieu qu’on attribue le mérite de l’adoption par le roi des grands crus de Bordeaux, à la suite d’un étonnant concours de circonstances…

Nommé premier gentilhomme de la Chambre du roi en 1743, maréchal de France en 1748, proche du roi, le duc de Richelieu fait une entrée remarquée à Bordeaux, en juin 1758, comme nouveau gouverneur de la Guyenne[2]. C’est un grand amateur de fêtes et de repas somptueux, dont ses invités, les grands personnages de la ville, lui font connaître les grands crus du Bordelais. Il profite alors de ses séjours à Versailles pour poursuivre la promotion des vins de Bordeaux commencée par le marquis de Ségur. Voici, selon Jacques Chastenet, comment l’affaire se serait dénouée…   

Comme Richelieu était atteint d’un ulcère à l’estomac, on lui conseille une bonne cure de vin de Médoc pour calmer ses douleurs. Ce traitement s’avère efficace et Richelieu le recommande ensuite au roi qui souffre d’une « langueur d’entrailles », autrement dit de constipation. Le roi suit le même traitement et, à son tour, recouvre la santé. Dès lors, les vins de Bordeaux, baptisés de façon moqueuse « tisane de Richelieu », se retrouvent enfin à la table du roi, puis à celle de l’aristocratie et de la bourgeoisie. Leur destin royal valait bien qu’on les assimile d’abord à une vulgaire tisane !

Documentation

Chastenet, Jacques ; L’Epopée des vins de Bordeaux ; Librairie académique Perrin, 1980.

Jullien, André ; Topographie de tous les vignobles connus ; Deuxième édition, corrigée et augmentée, Paris, 1822.

Lachiver, Marcel ; Vins, vignes et vignerons, Histoire du vignoble français ; Librairie Arthème Fayard, 1988.

Lafrance, Marc ; De la qualité des vins en Nouvelle-France ; Revue Cap-aux-Diamants, Numéro 28, hiver 1992.


[1] Président d’une des chambres du Parlement de Bordeaux.

[2] Gouvernement couvrant les intendances de Bordeaux, Montauban, Auch et Pau.